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Le blog de Jean Roche - BETEN International

L’Ukraine, graine de superpuissance agricole

16 Mai 2011, 11:21am

Publié par jeanroche

Photo-BERDITCHEV-Mai-2004-012.jpgAuteur : Lysiane J.Baudou et Nijnya Doubetchnya

Publication : le 10/09/2008, La Tribune

 

D’immenses entreprises agricoles, d’une superficie allant jusqu’à un million d’hectares, constellent désormais la laine ukrainienne. Grâce à ces fermes, le pays a la possibilité de produire au moins 100 millions de tonnes de céréales par an. Et de nourrir, à horizon 2015, quelque 300millions de personnes. Devenir le grenier à blé de l’Europe, telle est l’ambition de Kiev.

Les mains écarlates, Maria Koval fourrage dans un seau en plastique. Cet après-midi, dans son petit jardin au bout du village de Nijnya Doubetchnya, à 30 kilomètres de Kiev, c’est du jus de cerise qui macule ses vieilles mains meurtries par le travail des champs. Parfois, c’est le sang d’un lapin, qu’elle tue parmi ceux qu’elle élève sous un appentis. Faire des conserves, élever quelques lapins, vendre un des deux porcs qu’elle nourrit avec son carré de seigle, produire des carottes, des choux et des pommes de terre dans son potager sont autant de moyens de joindre les deux bouts pour cette retraitée de 72 ans. Après trente-neuf ans de travail dans un kolkhoze de l’Ukraine soviétique, elle touche 80 euros de pension parmois…« Tout ce que je souhaite, c’est que mes petits enfants aient une meilleure vie que moi », sourit-elle en découvrant une dent en or. Une ambition partagée par les autorités. Et, pour cela, elles misent sur la même chose que Maria Koval : la terre. La riche terre noire d’Ukraine, l’une des plus fertiles du monde, avec une couche de tchernoziom jusqu’à 2 mètres d’épaisseur dans certains endroits et qui devrait permettre au pays de retrouver dans quelques années son statut d’antan, celui de grenier à blé de l’Europe.

« SANS RASER DE FORÊTS »

Tous les experts — dont Jean-Jacques Hervé, un Français qui conseille le gouvernement ukrainien sur les questions agricoles — s’accordent à le dire : avec près de 30 millions d’hectares de grandes cultures, sur une surface agricole utile de 42 millions d’hectares au total (contre 25 millions pour la France, pour une surface totale quasi équivalente), le pays a la possibilité de produire au moins 100 millions de tonnes de céréales par an. Et de nourrir quelque 300 millions de personnes. C’est en tout cas l’objectif, à horizon 2015, que s’est fixé l’actuel gouvernement. La production doit être multipliée par 1,70 et la valeur ajoutée des industries alimentaires par au moins 1,8. Déjà, l’Ukraine s’affiche comme le quatrième producteur de tournesol de la planète, avec 15 % de la récolte mondiale, le cinquième d’orge, avec 5 % de la récolte mondiale, et le douzième de blé, avec 2%de la récolte mondiale. Et comme le faisait remarquer au printemps Jean Lemière, le président de la Berd, qui considère le secteur agricole comme « le plus important de tous ceux dont la banque se préoccupe », la montée en puissance ukrainienne peut se faire « sans raser de forêts ». Peut-être faisait-il allusion aux problèmes de déforestation, corollaire de la superpuissance agricole qu’est le Brésil…Photo-Visite-ECOCERT-Berditchev-Juillet-04-018.jpg

Alors que les moissons se terminent dans les grandes plaines d’Ukraine, la récolte de cette année devrait battre des records : après de premières prévisions à 40 millions de tonnes, puis 42, ce seront sans doute 45millions de tonnes de céréales qui seront engrangées. De quoi, en cette période de tensions, faire baisser les prix sur le marché mondial, quand les grains y seront déversés. Les rendements à l’hectare ont été particulièrement bons. Signe que le ciel était avec la terre ukrainienne, mais aussi que les efforts de modernisation et de rationalisation portent leurs fruits. Certes, les niveaux de production n’ont pas encore rejoint ceux qu’ils atteignaient dans les années 1990, au moment de la chute de l’Union Soviétique.

À cette époque, ils se situaient à plus de 50 millions de tonnes pour les céréales — et le pays représentait environ un quart de toute la production agricole de l’URSS, etmême lamoitié pour la betterave à sucre, par exemple. Pourtant, la production s’essoufflait déjà. Puis, les kolkhozes comme celui où travaillait Maria Koval ont été démantelés. À l’entrée de son village, près de la piste sableuse, les vieilles semeuses rouillent aujourd’hui au soleil, dans la cour du bâtiment principal. Une partie des installations abrite depuis peu un élevage de porcs, privé. Le reste est à l’abandon, envahi par les herbes folles. Même chose pour la maison de la culture de l’époque soviétique, qui a fermé ses portes depuis longtemps. Quant au magasin d’État du village, il a été privatisé et aujourd’hui, côte à côte, deux boutiques se font concurrence, vendant les mêmes produits — essentiellement des bouteilles de vodka…Les terres du kolkhoze ont été distribuées aux anciens ouvriers agricoles. Maria, qui a ainsi récupéré 3 hectares, a embauché l’un de ses ex-coéquipiers du kolkhoze pour les emblaver. Manque de moyens, manque de matériel, manque de dynamisme : l’activité agricole a vite périclité après la privatisation des fermes communes. La production a été divisée par deux entre 1990 et 1999. Dans le même temps, le poids de l’agriculture dans le PIB a fondu de 18,6 % à 13,6 %.

ÉNORMES « AGRO-HOLDINGS »

Mais après avoir été obligée d’importer des poulets américains ou encore des produits alimentaires de Russie — un comble pour l’ancienne puissance agricole — l’Ukraine s’est ressaisie. La nature ayant horreur du vide, en quelques années se sont constitués d’énormes « agro-holdings » : la population vieillissante des campagnes passait définitivement la main et d’autres petits fermiers comprenaient qu’il valait mieux louer la terre à un riche homme d’affaires local plutôt que de s’échiner à la faire fructifier en solo. Moralité : d’immenses entreprises agricoles, d’une superficie allant de 300 à… 10.000 hectares constellent maintenant la plaine ukrainienne. Il y en a même quelques-unes de près d’un million d’hectares, généralement soutenues par des fonds d’investissement. Et elles n’ont rien à envier aux immenses fermes du continent américain. Les méthodes utilisées y sont similaires. Avions d’épandage pour les engrais et les désherbants, guidage par GPS des moissonneuses : tout est digne de l’agrobusiness le plus moderne aux États-Unis ou au Brésil. Si le gouvernement ne peut que se réjouir de ces nouveaux investissements, certains experts estiment toutefois que les autorités ne doivent pas se laisser emporter vers un modèle totalement « latifundiaire » — à la sud-américaine, qui mettrait en péril tout un monde rural traditionnel. Pour l’heure, en l’absence de loi sur le cadastre, sans oublier le fait que, malgré les demandes répétées des spécialistes et des politiciens, un moratoire sur l’achat des terres n’a toujours pas été levé, faute d’un fonctionnement adéquat du Parlement depuis de longs mois, les grandes manoeuvres, chez les investisseurs étrangers, se limitent à l’achat direct des grains et à la location de terres, sur des périodes pouvant aller jusqu’à quarante- neuf ans. À un prix dérisoire d’ailleurs : entre 30 et 80 dollars l’hectare par an. En cette période de prix élevés sur le marché mondial, les affaires sont florissantes. « Et les marges nettes sont particulièrement bonnes, explique un expert européen : de 300 à 500 dollars l’hectare pour le blé, et encore plus pour le maïs. » Soit l’équivalent, pour le blé, du montant d’aide découplée que reçoivent les producteurs européens grâce à la politique agricole commune.

UNE FOURCHE SUR L’ÉPAULE

De plus, les « réserves de productivité» sont prometteuses puisque les rendements à l’hectare n’étaient encore l’an dernier que de 2,29 tonnes pour le blé, contre 2,87 en Argentine et… 6,98 en France — mais à coups d’engrais… « Si des sociétés agroalimentaires d’Europe de l’Ouest, qui ont les moyens et les avantages techniques, venaient à investir sur place, les rendements en seraient sérieusement dopés », souligne l’expert européen. Et de conclure : « Le message à faire passer, c’est qu’il faut venir investir dans l’agriculture ukrainienne ! » Les poids lourds de l’industrie agroalimentaire française ont déjà flairé l’aubaine : Lactalis et Danone sont sur place depuis quelques années et collectent du lait en vue de fabriquer des produits vendus sur le marché local, tandis que Champagne Céréales, Soufflet ou Malteurop fournissent semences et engrais pour acheter ensuite en exclusivité la production d’exploitations céréalières. Tous se réjouissent de la récolte de cette année. À Nijnya Doubetchnya, un vieil homme sec, le poil ras, passe devant la maison de Maria Koval. Elle a fini ses conserves tandis qu’il revient des champs, une fourche sur l’épaule. Des enfants nus se baignent dans la rivière, au bout du village. C’est la fin de la journée, la fin de l’été—et la promesse d’une génération nouvelle pour l’agriculture ukrainienne.

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